Le devoir de vigilance européen appelé à tirer les leçons de l’exemple français

Ce« plan de vigilance », imposé aux entreprises françaises, doit permettre d'identifier les risques et de prévenir les « atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement ». [Tinnakorn jorruang/Shutterstock]

Alors que la Commission européenne doit présenter mercredi (23 février) sa proposition responsabilisant des entreprises en matière de droits humains et de respect de l’environnement, tous les regards sont tournés vers la France, qui a essuyé les plâtres dès 2017 avec sa loi sur le devoir de vigilance.

Les contours de la future loi européenne sur le devoir de vigilance, dont la présentation a été repoussée à plusieurs reprises, sont encore floues. Il y a fort à parier, en revanche, que Bruxelles se soit penchée sur l’exemple français au moment de rédiger son projet.

Première dans son genre, la loi française de 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre s’applique aux entreprises qui emploient plus de 5 000 salariés en France ou plus de 10 000 salariés à la fois en France et à l’étranger.

Depuis 2019, année d’entrée en application de la législation, elles sont tenues de rendre public un « plan de vigilance »

Il est censé permettre d’identifier les risques et de prévenir les « atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement », aussi bien au sein de leur société que chez leurs sous-traitants et fournisseurs.

Ce plan doit comprendre une « cartographie » de ces risques, des « actions adaptées d’atténuation […] de préventions des atteintes graves » ou encore un « mécanisme d’alerte et de recueil des signalements ».

Les entreprises concernées, en cas de manquement, peuvent être poursuivies « par toute personne justifiant d’un intérêt à agir à cette fin ».

Pour le rapporteur du texte de l’époque, le député socialiste Dominique Potier, il s’agit d’une « révolution culturelle » qui s’inscrit dans une prise de conscience plus globale de nos sociétés, poussée par les « citoyens en tant que consommateurs » devenus exigeants sur les questions d’éthique — à l’image des nombreux débats ces dernières années autour de la problématique du travail forcé des Ouïghours ou de la « fast-fashion ».

« Ça a tout changé au niveau juridique », explique Léa Kulinowski, chargée de mission juridique, régulation des multinationales, au sein des Amis de la Terre. Cette association de protection de l’environnement a été en première ligne au moment de l’élaboration du texte de 2017, dont elle se sert aujourd’hui pour attaquer Total qui souhaite forer des centaines de puits de pétrole au cœur d’un parc naturel en Ouganda.

« Ça met enfin les entreprises face à leurs responsabilités », se réjouit-elle auprès d’EURACTIV, même si elle reconnaît les limites du texte français.

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Les leçons à tirer

S’il est conscient des « imperfections » du texte français, M. Potier souligne qu’il « porte une véritable ambition avec son approche systématique des droits humains et environnementaux jusqu’au bout de la chaîne de production » et suggère à la Commission européenne de conserver cet esprit.

« S’arrêter au premier rang des sous-traitants aurait pour effet mécanique de reporter les comportements délictueux », observe-t-il dans un échange avec EURACTIV.

« C’est une loi qui, même si elle a mis un peu de temps à produire des effets, est aujourd’hui acceptée et mise en œuvre par les entreprises. Les ONG s’en sont emparées et leurs recours, encore peu nombreux, sont très structurés », analyse Charles-Henri Boeringer, associé du cabinet d’avocats d’affaires international Clifford Chance qui compte parmi ses clients de grandes entreprises et des multinationales.

« La loi ne produit pas encore totalement ses effets », reconnaît M. Potier, notant une certaine « impatience » de la société civile.

Parmi les « faiblesses » du texte, M. Boeringer cite son « manque de précision », sa « difficile articulation » avec d’autres législations, « la perception d’un risque juridique insuffisamment défini et trop indirect » ainsi que « les problèmes de distorsion de concurrence » soulevés par les acteurs concernés qui estimaient que le niveau national n’était pas le bon.

L’association Les Amis de la Terre regrette, quant à elle, la portée trop réduite de la loi française. Mme Kulinowski déplore que les seuils « trop bas » empêchent de poursuivre certaines sociétés aux pratiques environnementales qu’elle juge pourtant problématiques.

« Un projet très ambitieux avec des obligations importantes à la charge des entreprises pourra difficilement être mis en œuvre par les petites et moyennes entreprises », prévient M. Boeringer, avançant qu’il s’agit d’un des points de vigilance « centraux » du côté des entreprises.

« Il ne faut pas agiter de fausses peurs », nuance le député Dominique Potter, précisant que peu de PME travaillent à l’internationale et seraient concernées. Il appelle plutôt, dans ce cas, à des mesures proportionnées. « Plutôt que de résister, les grandes entreprises doivent jouer le jeu à fond », poursuit-il.

Charge de la preuve

Mme Kulinowski attend de la proposition européenne qu’elle n’instaure pas un simple « devoir de reporting », mais une vraie responsabilité juridique — à l’instar de son précédent français, pour lequel M. Potier se félicite d’ailleurs que « les infractions relèvent de la juridiction civile et non pas administrative ».

Tous les regards devraient également s’attarder sur la charge de la preuve, et surtout le renversement que la proposition européenne pourrait introduire.

« Il faut rappeler que le but, c’est de prévenir les atteintes », fait remarquer Mme Kulinowski, face aux constats qu’il n’est pas facile de pouvoir apporter les informations probantes dans une procédure face à des multinationales qui disposent de grands moyens pour se défendre.

Le rapporteur du texte en 2027, qui doit d’ailleurs présenter un bilan de la loi de 2017 devant ses collègues mardi (22 février), reconnaît qu’il s’agit de l’« évolution probable de la législation à terme ». « Ça n’a pas été accepté à l’époque », se souvient-il, précisant que c’était à ce moment-là « politiquement hors de portée ».

« Ce mécanisme d’inversion de la charge de la preuve est très contraignant et les entreprises vont y porter une attention toute particulière pour qu’il n’y ait pas d’automaticité de la mise en cause de leur responsabilité », note Me Boeringer.

De manière générale, il souligne que les entreprises ont besoin de clarté et de lisibilité dans les définitions, l’application et le périmètre du texte.

« Mais est-ce que le projet de la Commission européenne est fidèle à l’esprit de loi française ? », s’interroge M. Potier. Réponse le 23 février.

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