Des experts ont confié à Euractiv que la réforme des règles budgétaires de l’UE, qui a fait l’objet d’un accord entre le Parlement européen et le Conseil ce week-end, entravera la capacité des États membres à réaliser des investissements essentiels dans les technologies nécessaires à la transition écologique et dans l’industrie de la défense européenne.
Les nouvelles règles budgétaires de l’Union, proposées par la Commission européenne en avril 2023, ont fait l’objet d’un accord entre les co-législateurs au terme des négociations interinstitutionnelles (trilogues) dans la nuit de vendredi à samedi (9-10 février). Mais alors qu’elles introduisent des objectifs plus nuancés pour les ajustements budgétaires par rapport aux dispositions originales du Pacte de stabilité et de croissance, elles reposent toujours sur des calendriers de réduction de la dette qui pourraient s’avérer problématiques, ont averti deux conseillers politiques de haut niveau.
Sebastian Mang, responsable politique du groupe de réflexion britannique New Economics Foundation, a critiqué un accord qui « se concentre sur la réduction de la dette par la réduction de la dette » plutôt que par la croissance et l’investissement, comme l’avait envisagé la Commission européenne dans sa proporition de règles.
Pour lui, les nouvelles règles manquent de vision d’ensemble et empêchent d’avancer vers les objectifs de l’UE, puisqu’elles « ne permettent pas de lutter suffisamment contre le changement climatique », ni d’« investir de manière suffisante », notamment dans des domaines tels que la défense, la politique industrielle et l’autonomie économique. Ce qui « affaiblira l’Europe », résume-t-il.
Elles maintiennent les seuils initiaux du Pacte de stabilité et de croissance pour le déficit public annuel et la dette à 3 % et 60 % du PIB annuel respectivement, mais assouplissent la procédure pour déficit excessif, dans le cadre de laquelle la règle des 1/20e était initialement prévue. En vertu de cette règle, si la dette publique d’un État dépasse 60 % de son PIB, le pays en question devait réduire chaque année son ratio dette/PIB d’au moins 1/20e de la différence entre son ratio dette/PIB actuel et l’objectif de 60 %. Cette règle a été supprimée du texte final.
Les États membres qui ne respectent pas les limites convenues devront désormais suivre des « trajectoires de référence » — des plans personnalisés établis par la Commission européenne — détaillant la marche à suivre pour se conformer aux règles budgétaires sur une période de quatre ans (ou, dans certains cas, de sept ans).
Toutefois, ces plans imposeront toujours aux États membres dont le ratio dette publique/PIB annuel est supérieur à 90 % de réduire leur dette d’un point de pourcentage par an en moyenne, et aux pays de l’UE dont le niveau d’endettement se situe entre 60 % et 90 % de leur PIB annuel de réduire leur ratio d’endettement de 0,5 point de pourcentage par an en moyenne.
En outre, tous les États membres devront essayer de maintenir leur déficit en dessous de 1,5 % du PIB annuel (soit en dessous de la limite officielle de 3 %), ce qui leur permettra de répondre aux dépenses qui n’ont pas pu être anticipées.
Les règles budgétaires en vigueur jusqu’à présent ont été suspendues en 2020 pour permettre l’augmentation des dépenses par un déficit budgétaire pendant la pandémie de la Covid-19. La suspension a ensuite été prolongée jusqu’en 2024 à la suite de la crise énergétique découlant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.
Une marge de manœuvre budgétaire insuffisante
Philipp Lausberg, analyste au European Policy Centre (EPC), pense lui aussi que les nouvelles règles, bien que peut-être moins strictes qu’auparavant, ne sont pas assez souples pour permettre le type de dépenses par un déficit budgétaire nécessaires pour assurer la compétitivité économique de l’Europe.
Il a également critiqué l’approche de l’Allemagne et de son ministre des Finances, Christian Lindner, fervent défenseur de la rigueur budgétaire, qui ont avoir fait pression sur la Commission pour qu’elle modifie sa proposition de règles afin d’y inclure des critères budgétaires contraignants.
« Je pense que la proposition initiale de la Commission était assez intéressante pour la création d’investissements supplémentaires », a-t-il déclaré. « Mais je pense qu’en incluant ces critères numériques encore assez stricts [sous la pression de] l’Allemagne, les règles ne fournissent pas l’espace budgétaire nécessaire pour les transitions que nous devons opérer. »
Une consolidation nécessaire ?
À l’inverse, Cinzia Alcidi, chercheuse au Centre for European Policy Studies (CEPS), a souligné que si un grand nombre d’États membres présentent des niveaux d’endettement élevés et des déficits budgétaires croissants, cela implique qu’« une certaine forme de consolidation fiscale doive être mise en place ».
Selon les dernières prévisions de la Commission, 13 des 27 États membres de l’UE devraient atteindre un ratio dette/PIB annuel supérieur à 60 % en 2025.
Parmi ces pays, six devraient avoir un ratio dette/PIB annuel supérieur à 90 %, dont la France, l’Italie et l’Espagne, qui sont respectivement les deuxième, troisième et quatrième économies de l’UE. Treize États membres devraient également enregistrer des déficits supérieurs à 3 % de leur PIB l’année prochaine, dont la France, l’Italie et l’Espagne.
Toutefois, Mme Alcidi a également insisté sur le fait que certains États membres — dont les trois pays évoqués ci-dessus — devront probablement procéder à des « ajustements [et] compromis substantiels » pour se conformer aux règles à court terme, ce qui réduirait effectivement les investissements.
« Je pense que les critères vont avoir un impact sur plusieurs États membres », a-t-elle déclaré. « Pour ces pays, cela limiterait probablement leur capacité, au moins à court terme, à réaliser certains types d’investissements, à moins qu’ils ne consolident leurs finances dans d’autres domaines assez rapidement. »
Zsolt Darvas, chercheur principal au sein du groupe de réflexion Bruegel, pense lui aussi qu’une certaine forme d’ajustement budgétaire de la part des États membres est « inévitable ».
Néanmoins, et bien qu’il ait exprimé une certaine sympathie pour le point de vue des « frugaux » en indiquant que « chaque pays présente de nombreuses dépenses budgétaires inutiles », M. Darvas a noté que dans la plupart des cas, l’identification de ces postes de dépenses nécessiterait probablement un examen pluriannuel des dépenses — un temps dont les États membres ne disposent tout simplement pas.
« L’urgence des dépenses pour la défense et en particulier pour la transition écologique est telle qu’elle ne peut pas attendre plusieurs années avant que les dépenses n’identifient le type de dépenses publiques qui peuvent être réduites », a-t-il indiqué.
Les associations de travailleurs relaient ces avertissements
Les avis des experts ont également été largement repris par les associations de travailleurs.
Esther Lynch, la secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats, qui représente quelque 45 millions de travailleurs européens, a expliqué à Euractiv que les nouvelles règles « risquent de déclencher un nouveau cycle d’austérité profondément préjudiciable » qui « aura un impact sur la vie de millions de travailleurs ».
« Elles ne garantissent pas que les gouvernements puissent faire les investissements nécessaires pour relever les défis de notre temps », a-t-elle déclaré. « L’Europe a besoin d’investissements pour créer des emplois de qualité et pour assurer les transitions vertes et numériques justes. »
Mme Lynch a aussi exhorté les États membres à faire preuve de plus de transparence sur la manière dont ils entendent parvenir à la conformité fiscale.
« Les gouvernements doivent rendre leurs plans de gestion des nouvelles règles publics », a-t-elle déclaré. « Nous devons savoir s’il y aura des réductions de dépenses, des investissements rendus impossibles ou des augmentations d’impôts (et pour qui). Les travailleurs et les plus vulnérables ne doivent pas être invités, une fois de plus, à payer le prix. »
[Édité par Anne-Sophie Gayet]