Cet article fait partie de l'édition spéciale Comment la guerre en Ukraine façonne les ambitions géopolitiques de l’Europe.
Depuis que la Russie a lancé son invasion à grande échelle de l’Ukraine il y a un an, la Commission européenne a commencé à combler le manque de leadership politique peu à peu laissé par les États membres de l’Union.
Quelques semaines avant que le président russe Vladimir Poutine ne donne l’ordre d’envahir l’Ukraine, des fonctionnaires de la Commission, en coordination avec les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada, avaient commencé à élaborer des sanctions contre Moscou.
Ensuite, l’exécutif européen a rédigé des propositions ambitieuses pour les dix paquets de sanctions suivants en consultation avec les États membres. Mais malgré la rapidité avec laquelle le premier ensemble de sanctions a été élaboré, tous les États membres n’étaient pas d’accord avec celui-ci.
Peu après, l’UE a décidé de briser le « tabou » du financement de l’achat et de la livraison d’armes à l’Ukraine, et la Commission a pris une initiative inédite en aidant à coordonner et à financer les livraisons d’armes des États membres.
Mais ce qui est le plus marquant, c’est que l’exécutif a commencé à jouer un rôle central dans la promotion de la candidature de l’Ukraine à l’adhésion à l’UE, ce que la Commission Juncker aurait jugé impensable puisqu’elle ne voyait pas d’élargissement du bloc « dans un avenir proche ».
En outre, au début du mois, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a accueilli une délégation de l’exécutif européen composée de plus de la moitié des commissaires de l’UE dans la maison Gorodetsky, située au centre de Kiev, afin notamment de discuter de l’adhésion au bloc. Il s’agissait de la première fois que des consultations entre la Commission européenne et un gouvernement se déroulaient dans une zone de guerre active.
« Charisme technique »
« Nous pourrions regarder cela dans deux, trois ans et voir qu’en réalité, des changements considérables ont eu lieu dans la manière dont le pouvoir de politique publique de la Commission européenne est utilisé et exploité pour faire avancer les objectifs politiques », a confié à EURACTIV Ricardo Borges de Castro, responsable de l’Europe dans le monde au European Policy Centre.
Selon lui, cette visite a montré que l’exécutif de l’UE est de plus en plus disposé à recourir à ce que José Manuel Barroso, ancien président de la Commission (2004-2014), appelait le « charisme technique », un terme qui renvoie au rôle que joue l’institution dans les
groupes de travail techniques au niveau du bloc.
Les discussions de Kiev ont porté sur l’aide militaire à l’Ukraine ainsi que sur une série d’accords politiques qui suggèrent la volonté d’une « intégration progressive » dans l’Union. Notamment, l’accès des produits ukrainiens au marché unique de l’UE, l’extension à l’Ukraine d’une zone d’itinérance gratuite et la participation à un certain nombre de programmes qui permettront aux entreprises et aux agences ukrainiennes d’accéder aux fonds de l’UE.
Comme l’ont souligné plusieurs fonctionnaires et diplomates de l’UE qui se sont confiés à EURACTIV, au-delà des objectifs sectoriels, du symbolisme et des séances de photos, la forme constituait également un message.
« Ils se livrent à une course de surenchères envers les Ukrainiens », a déclaré un fonctionnaire de l’UE à propos de Mme Von der Leyen et du président du Conseil européen Charles Michel, juste avant la visite.
Au cours des derniers mois, la rhétorique prudente des États membres dans les déclarations et les communiqués conjoints a commencé à trancher avec les messages provenant des institutions européennes, en particulier de l’exécutif européen.
Lors de son arrivée à la tête de l’exécutif européen, Mme Von der Leyen s’était engagée à ramener l’élargissement sur la table, mais cette promesse a été mise de côté pendant la pandémie de Covid-19.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a toutefois redistribué les cartes du jeu.
En juin, la Commission européenne a recommandé aux Vingt-Sept d’accorder le statut de candidat à l’adhésion à Kiev, et ce à condition que le pays en guerre prenne une série de mesures législatives et politiques regroupées dans sept recommandations.
L’exécutif de l’UE devrait publier son évaluation des progrès de l’Ukraine dans le courant de l’année, alors qu’une présentation orale concernant les sept recommandations en matière de réforme est attendue au printemps et que le paquet officiel sur l’élargissement sera présenté à l’automne.
Si le rapport montre que Kiev a progressé, certains fonctionnaires et diplomates européens pensent que l’Union pourrait entamer des discussions sur l’ouverture de négociations d’adhésion.
Le président du Conseil européen a lui aussi laissé entendre qu’une discussion entre les dirigeants de l’UE sur l’adhésion pourrait avoir lieu d’ici la fin de l’année, en fonction de l’avis des États membres.
L’Ukraine au centre des préoccupations
Récemment, le groupe de soutien à l’Ukraine de la Commission européenne a évolué en une toute nouvelle entité consacrée au pays et axée sur sa reconstruction et son adhésion à l’Union européenne.
Cette nouvelle direction serait placée au sein de la direction générale du voisinage et des négociations d’élargissement (DG NEAR), qui supervise l’élargissement du bloc et les relations de l’Union avec son voisinage proche.
« Au cours de l’année dernière, il y a eu beaucoup de beaux discours et pas beaucoup de substance — cela a changé, maintenant nous sommes structurés », a déclaré à EURACTIV un fonctionnaire européen au fait du dossier.
Divisée en trois domaines de responsabilité, la direction a été chargée de coordonner la réponse de l’UE à la future reconstruction de l’Ukraine, de s’occuper des politiques économiques et sectorielles et de superviser les réformes et de surveiller les efforts en matière d’État de droit et de corruption.
L’objectif est de centraliser les efforts liés à l’Ukraine et de s’en servir comme d’un outil pour guider et superviser la candidature de Kiev à l’adhésion à long terme, selon des sources proches du dossier.
Équilibre des pouvoirs
À Bruxelles, certains estiment toutefois que cette grande implication de la Commission n’est pas sans risque.
« Les hauts responsables de l’UE, et en particulier Mme von der Leyen, semblent avoir lié leur héritage au processus d’adhésion de l’Ukraine », a déclaré un haut fonctionnaire européen sous couvert d’anonymat.
« Nous verrons si les États membres de l’UE sont prêts à être dirigés par une institution sans mandat démocratique », a-t-il ajouté.
Il faut tout de même prendre en compte le fait que la guerre russe en Ukraine a déplacé les centres de pouvoir en Europe.
En effet, l’Union se partage aujourd’hui entre les Européens de l’Est belliqueux, un camp d’Europe occidentale moins hostile dirigé par la France et l’Allemagne — un tandem affaibli depuis que le chancelier Olaf Scholz a succédé à Angela Merkel — et un « camp du milieu ».
« Le tandem franco-allemand, c’est encore un moteur à combustion d’une période antérieure, il ne fonctionne plus correctement, mais Paris et Berlin resteront essentiels pour faire avancer les choses dans de nombreux domaines politiques », a déclaré M. Borges de Castro.
Interrogé par EURACTIV sur la possibilité que, une fois la crise terminée, les compétences récemment acquises par la Commission européenne soient réduites, il a répondu qu’un tel scénario était assez improbable.
« Avec la “permacrise” [un néologisme désignant une crise permanente] actuelle qui risque de durer, il faut pouvoir disposer d’une institution capable de gérer la situation à une échelle beaucoup plus vaste — les problèmes devront être affrontés davantage avec la capacité exécutive au niveau de l’UE », a-t-il déclaré.
Alors que la majorité du personnel de la Commission européenne souhaite que celle-ci soit moins politique et agisse davantage comme un « honnête négociateur », les futurs chefs de l’institution devront décider quelle voie emprunter, a déclaré M. Borges de Castro.
« Surtout si l’on considère des mesures telles que les dix paquets de sanctions, peut-on imaginer une telle situation sans une institution comme la Commission ? Cela aurait été un désastre », a-t-il ajouté.
Quoiqu’il en soit, pour le responsable de l’Europe dans le monde au European Policy Centre, « la machine est lancée ».
[Édité par Anne-Sophie Gayet]