Serait-il possible d’assister après les Européennes à la constitution d’un « super-groupe » d’extrême droite au Parlement européen, qui réunirait les Conservateurs et Réformistes européens (CRE) et Identité & Démocratie (ID) ? Marine Le Pen multiplie les appels du pied en direction de Giorgia Meloni, qui entretient elle-même de bonnes relations avec le Parti populaire européen (PPE). Le décryptage de Thierry Chopin, de l’Institut Jacques Delors.
Thierry Chopin est conseiller spécial à l’Institut Jacques Delors, professeur invité au Collège d’Europe (Bruges). Il est le coauteur de l’étude récente « Qui contrôlera le Parlement européen ? ».
Marine Le Pen a exhorté Giorgia Meloni à s’unir, afin d’ouvrir la voie à une alliance des droites extrêmes européennes au Parlement. Pourquoi un tel appel ?
La main tendue de Marine Le Pen s’inscrit dans la stratégie de normalisation du Rassemblement national (RN), qui est aussi celle d’une grande partie de l’extrême droite européenne, dont le narratif politique ne semble plus relever d’une stratégie eurosceptique traditionnelle.
Le Rassemblement national a par exemple renoncé à son opposition à l’euro qui inquiétait l’opinion mais, en même temps, est allié au niveau européen à des partis qui plaident pour un référendum de sortie de l’UE, et donc de l’euro.
Cet appel du RN peut donc être compris comme une volonté de renforcer sa normalisation, cette fois au niveau européen.
Par ailleurs, le RN va certainement faire un score plus important que Fratelli d’Italia [le parti post-fasciste de Giorgia Meloni] aux élections et pourrait donc chercher à prendre le leadership au sein du groupe CRE au Parlement.
Croyez-vous à un « super-groupe », né de la fusion entre CRE et ID, comme semble le souhaiter Marine Le Pen ?
Il est improbable d’assister à la formation d’une grande coalition des droites extrêmes, tant les divergences de fond sont fortes.
La fragmentation des droites radicales et extrêmes semble se cristalliser autour d’un clivage de nature géopolitique et notamment sur les deux questions clés pour l’Europe de la relation avec la Russie d’un côté et les États-Unis de l’autre.
Le groupe des CRE est atlantiste, pro-Ukraine, libéral et conservateur. Le groupe ID est nationaliste et russophile. La fragmentation et les divergences sont réelles, sans parler des eurodéputés d’extrême droite non-inscrits.
Il est difficile d’envisager une « Internationale des nationalismes ».
Giorgia Meloni est-elle en faveur de cette grande union ?
Je ne vois pas comment elle pourrait l’accepter.
Le RN serait la première délégation nationale de ce « super-groupe », ce qui diluerait l’influence institutionnelle de Fratelli d’Italia. De plus, Giorgia Meloni siège au Conseil européen aux côtés du président Emmanuel Macron, et à tout intérêt à garder de bonnes relations avec lui.
Il est toujours possible d’imaginer que Giorgia Meloni pourrait faire un pari sur le long terme, dans l’anticipation d’une victoire du RN à l’élection présidentielle de 2027 en France. La logique serait alors : « J’achète les ‘actions’ Marine Le Pen avant qu’elles ne montent ».
Ce scénario n’est pas le plus probable.
Fin mai, le RN annonçait rompre tout lien avec ses partenaires allemands d’Alternative für Deutschland (AfD). Cette prise de distance s’ancre-t-elle dans cette même stratégie de normalisation de l’extrême droite française ?
Le principe de « dédiabolisation » est au cœur de la stratégie du RN au niveau national, mais le mouvement continue de siéger dans le groupe ID au Parlement européen. Le RN collabore avec des partis qui ont fait le choix d’une politique de radicalité et de rupture, et ID est soumis à un cordon sanitaire.
Divorcer avec l’AfD permet au RN de clarifier sa stratégie européenne. Le parti ne souhaite pas être plombé électoralement par une proximité trop évidente avec ses anciens alliés allemands.
L’extrême droite européenne, à l’instar du RN, a-t-elle réussi son objectif de « dédiabolisation » ?
La bataille de la normalisation de l’extrême droite en Europe est en passe d’être gagnée.
De nombreux partis d’extrême droite se sont intégrés aux jeux politiques nationaux et européens. Ce sont eux qui imposent les termes de certains débats européens et une droitisation des idées.
Nous sommes témoins du « moment gramscien » de l’extrême droite européenne.
Pourtant, certains mouvements d’extrême droite conservent des positions particulièrement radicales…
Même si la stratégie de normalisation semble dominante, les récents gains dans les sondages des droites radicales et extrêmes semblent leur donner une confiance suffisante pour revenir à certains de leurs thèmes anti-européens traditionnels, et adopter un positionnement de rupture vis-à-vis de l’UE.
La perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche conduit aussi certains chefs d’État et de gouvernement (Viktor Orbán en Hongrie notamment), proches de lui et du Kremlin, à s’afficher ouvertement en désaccord avec l’UE et les États-Unis de Joe Biden sur l’Ukraine.
Il y a aujourd’hui une ambivalence entre normalisation et radicalisation des droites national-conservatrices, extrêmes et illibérales.
Avez-vous des exemples ?
Giorgia Meloni est l’archétype d’une stratégie réussie de normalisation. Son positionnement populiste, protestataire et anti-système a été la clef pour conquérir le pouvoir en 2022. Mais une fois au pouvoir, elle s’est positionnée comme parti de gouvernement crédible en jouant le jeu des institutions européennes, tant sur les plans économiques que géopolitiques.
D’autres partis adoptent une logique de rupture avec l’Union : c’est le cas de l’AfD, dont la tête de liste faisait encore récemment l’apologie des SS. Ou encore du Parti pour la liberté (PVV) néerlandais, arrivé en tête des législatives de novembre 2023 sur l’organisation d’un référendum sur l’appartenance des Pays-Bas à l’Union européenne même si cette promesse a été finalement abandonnée.
Face à la montée en puissance des droites « dures » au Parlement, quel positionnement le Parti populaire européen (PPE) peut-il adopter ?
Selon toute vraisemblance, les forces « modérées » [qui englobent les conservateurs du PPE, les libéraux de Renew Europe, et les socialistes du S&D] resteront majoritaires après les élections, malgré un affaiblissement qui profitera aux mouvements de droites extrêmes.
Un rapprochement a déjà commencé entre le PPE et les nationaux-populistes du groupe des CRE, lors de la précédente mandature, notamment sur les dossiers environnementaux et agricoles.
Une certaine proximité entre Ursula von der Leyen [en campagne pour un second mandat à la tête de la Commission européenne] et Giorgia Meloni est aussi entretenue de manière évidente.
En ce sens, des mouvements qui étaient auparavant opposés à l’Europe sont désormais plus fortement intégrés dans la vie politique de l’Union devenue plus inclusive.
Donc le PPE pourrait s’allier à la droite extrême incarnée par Giorgia Meloni…
On peut s’attendre à des coalitions ad hoc entre le PPE et les CRE, ou entre le PPE, Renew et S&D, en fonction des dossiers législatifs.
Cela aura comme effet de rendre les accords politiques au sein du Parlement plus imprévisibles et instables.
Dans l’autre sens, Giorgia Meloni pourrait-elle rejoindre le PPE ?
Il pourrait être très cohérent que Fratelli d’Italia, dans le cadre de sa stratégie de normalisation, rejoigne la droite conservatrice.
L’Allemagne garderait le leadership sur le PPE, mais la Première ministre italienne pourrait acquérir une certaine influence politique. On pourrait imaginer par exemple une sous-composante des CRE au sein du PPE, comme ce fut le cas en 2009 avec les conservateurs britanniques, plus eurosceptiques.
Le groupe CRE pourrait toutefois conserver une approche ad hoc plutôt qu’un alignement plus fort sur le PPE s’il préférait mettre l’accent sur son rôle d’opposition aux partis centristes, et renforcer son influence sur certaines nominations à des postes clés au Parlement.
[Propos recueillis par Théo Bourgery-Gonse. Édité par Laurent Geslin]