Avec les garanties appropriées, le gaz et l’énergie nucléaire peuvent être inclus dans la catégorie « transition » de la taxonomie financière durable de l’UE, déclare Pascal Canfin, législateur de premier plan au Parlement européen.
Pascal Canfin est un eurodéputé français du groupe centriste Renew Europe au Parlement, où il préside la commission environnement (ENVI). Il s’est entretenu avec le rédacteur en chef pour l’énergie et l’environnement d’EURACTIV, Frédéric Simon.
POINTS FORTS DE L’INTERVIEW:
- La proposition de divulgation obligatoire permettrait aux investisseurs de choisir s’ils veulent que le gaz et/ou le nucléaire soient inclus dans leur portefeuille d’actifs.
- En ce qui concerne le gaz, son inclusion dans la taxonomie serait acceptable uniquement s’il remplace le charbon dans la production d’électricité et si les émissions sont inférieures au seuil préconisé par le principe de « ne pas nuire » (« Do no harm »).
- Une clause de caducité s’appliquerait au plus tard en 2030, après quoi les investissements dans de nouvelles centrales électriques au gaz ne seraient plus éligibles en tant qu’activité de « transition » par la taxonomie.
- La proposition est actuellement examinée par la Commission européenne et est susceptible d’être soutenue par la France, l’Allemagne et d’autres pays de l’UE, indique Pascal Canfin.
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En avril, la Commission européenne a présenté une première série de modalités d’application – ce que l’on appelle un acte délégué dans le jargon de l’UE – dans le cadre de la taxonomie du financement durable de l’UE. Où en cette proposition aujourd’hui ?
Le premier acte délégué a déjà été adopté par le Parlement. Les objections ont été rejetées à deux reprises, de sorte qu’il a été adopté dans son intégralité par le Parlement. Au Conseil, la date limite pour voter une objection est le 7 décembre, et il est très peu probable qu’une majorité qualifiée soit réunie pour rejeter ce texte.
Selon moi, c’est donc le bon moment pour enfin résoudre la question du gaz et du nucléaire dans la taxonomie.
Pourquoi est-ce que je dis cela ? Tout d’abord, parce qu’il y a un accord de coalition en Allemagne où les parties ont accepté d’accélérer l’élimination progressive du charbon dans le pays, passant de 2038 à 2030.
Cela implique bien entendu de miser davantage sur les énergies renouvelables mais également sur le gaz. Et c’est précisément là que le gaz peut contribuer positivement à la transition énergétique, en remplaçant le charbon dans la production d’électricité. Même les Verts allemands soutiennent cette idée.
Ensuite, du côté du nucléaire, il y a quelque chose qui change la donne. Il s’agit de la demande massive d’électricité qui proviendra de la transition vers la mobilité électrique et les processus industriels propres utilisant l’hydrogène et d’autres technologies.
En fin de compte, cela implique qu’il faudra produire de grands volumes supplémentaires d’électricité décarbonée. Et c’est là que le nucléaire a sa place, en tant qu’appoint à un système d’énergie renouvelable, car les énergies renouvelables sont déjà la forme d’électricité la moins chère.
En combinant ces deux éléments, l’on peut voir qu’il existe un moyen d’avoir, en respectant des conditions strictes, le nucléaire et le gaz dans la taxonomie comme source d’énergie de transition.
Le gaz et le nucléaire sont deux technologies énergétiques très différentes, l’une est presque carboneutre et l’autre est un combustible fossile. Pourquoi sont-elles liées selon vous ?
En effet, elles sont différentes, mais leurs destins sont liés sur le plan politique.
J’étais co-président de l’équipe du Parlement européen qui a négocié le règlement sur la taxonomie il y a presque deux ans. Depuis le début, la stratégie a été de repousser la question du gaz et du nucléaire parce que le sujet était politiquement très sensible. Il était urgent de faire avancer le règlement sur la taxonomie, et la question du gaz et du nucléaire pouvait geler l’ensemble des négociations.
C’est pourquoi nous avons décidé de laisser cette question ouverte en ce qui concerne le règlement sur la taxonomie. C’est également la raison pour laquelle je pense que la Commission européenne a adopté une bonne stratégie en excluant le gaz et le nucléaire du premier acte délégué sur la taxonomie qui a été présenté en avril.
Aujourd’hui, les choses ont changé parce que nous avons la potentielle nouvelle coalition allemande, la présidence française du Conseil qui arrive en janvier, ce nouveau contexte concernant le volume croissant de la production d’électricité. Il y a également la hausse des prix de l’énergie, qui démontre une fois de plus que nous devons sortir de notre dépendance aux combustibles fossiles.
Pour toutes ces raisons, je pense que c’est le bon moment pour résoudre le problème. C’est pourquoi j’exhorte la Commission européenne à mettre sa proposition sur la table dans les deux prochaines semaines.
Concentrons-nous plus spécifiquement sur le nucléaire. Plusieurs rapports d’experts de l’UE ont été publiés durant l’été, concluant que l’énergie nucléaire était sûre et pouvait bénéficier d’un label d’investissement vert dans le cadre de la taxonomie. La Commission a-t-elle une autre option que de proposer d’inclure le nucléaire comme technologie « verte » dans la taxonomie ?
Notre objectif premier doit être de préserver la crédibilité scientifique de la taxonomie. Si nous incluons le gaz et le nucléaire dans le texte sans garde-fous, nous risquons de miner la crédibilité de la taxonomie. Certains investisseurs s’en détourneront alors car ils n’auront plus confiance. La transparence et la traçabilité sont donc essentielles pour crédibilité de la taxonomie.
C’est pourquoi nous devons mettre en place un système de garanties très clair. À mon avis, cela peut prendre la forme d’une obligation de divulgation spécifique, axée uniquement sur le gaz et le nucléaire. Cela serait comme une case que les banques ou les fonds d’investissement devraient cocher s’ils veulent émettre des produits financiers ou des obligations comportant des actifs nucléaires ou gaziers.
Il s’agirait d’un système reposant sur un accord explicite et dans lequel un acteur du marché financier dirait : « le gaz et/ou le nucléaire peuvent être inclus dans mon portefeuille d’investissement, et ce n’est pas un problème pour moi ».
Avec cette exigence spécifique de divulgation obligatoire, nous conservons une taxonomie intégrale avec le même cadre juridique et, en même temps, nous conservons une flexibilité suffisante pour permettre aux acteurs du marché financier d’inclure ou d’exclure le nucléaire ou le gaz.
Ce faisant, nous évitons le risque de mettre en péril la crédibilité de l’ensemble de la taxonomie.
Aux yeux de certains investisseurs, nous savons que l’inclusion du nucléaire dans la taxonomie est à exclure, mais pour d’autres, ce n’est pas un problème. Laissons-les donc choisir. Et pour choisir, nous avons besoin d’une obligation de divulgation s’appliquant au gaz et au nucléaire.
Il s’agit d’un élément central car il offre plus de flexibilité tout en garantissant que la taxonomie reste un outil de transparence pour lutter contre le greenwashing et assurer la traçabilité des investissements.
Il s’agit donc d’une case que les investisseurs devront eux-mêmes cocher, n’est-ce pas ?
Soit l’investisseur, soit le gestionnaire d’actifs, soit l’émetteur des obligations. Tous les acteurs du marché qui sont concernés devraient choisir s’ils veulent cocher cette case.
Une autre idée de compromis a récemment été lancée par Mairead McGuinness, la commissaire européenne en charge des services financiers. Elle a suggéré d’élargir la catégorie « transition » de la taxonomie ou de créer une nouvelle catégorie « orange » pour les technologies qui ne sont pas « vertes » en tant que telles mais qui sont néanmoins utiles à la transition énergétique. S’agit-il d’une idée que vous soutiendriez ?
Pour l’instant, la taxonomie comporte trois catégories d’activités : « vertes », « habilitantes » et « transitoires ».
La création d’une nouvelle catégorie « orange » nécessiterait une nouvelle proposition législative pour modifier le règlement sur la taxonomie. Cette proposition devrait être examinée et approuvée par le Parlement européen et le Conseil de l’UE, et cela devrait prendre au moins un an ou deux.
Une deuxième option consisterait à utiliser le règlement actuel sur la taxonomie et à inclure le nucléaire et le gaz dans la catégorie « transition » . Cette solution serait judicieuse d’un point de vue juridique, mais aussi d’un point de vue politique.
Vous ne pensez donc pas que le nucléaire puisse entrer dans la catégorie verte ?
Soyons réalistes, personne ne sera jamais en mesure de démontrer que les déchets nucléaires ne posent aucun problème pour l’environnement.
En revanche, c’est une source d’énergie utile à la transition écologique car elle est décarbonée. C’est un fait incontestable. C’est pourquoi elle a, sous certaines conditions, sa place dans la catégorie « transition » de la taxonomie.
Récemment, un texte a circulé avec certains seuils spécifiques à respecter pour que le gaz soit repris dans la catégorie « transition » . Pensez-vous que cette proposition va dans la bonne direction ?
Je pense que cette proposition ne peut en aucun cas être une solution car je la trouve trop lâche pour le gaz en ce qui concerne les critères d’émissions.
Quels sont donc les critères appropriés pour le gaz ?
La première chose à faire est de considérer le gaz comme un combustible de « transition » lorsqu’il remplace le charbon et uniquement lorsque c’est le cas, car nous voulons poursuivre la décarbonisation. Si vous remplacez une centrale au charbon qui émet environ 1 000 g de CO2/kWh par une centrale au gaz qui émet environ 250 g de CO2, vous divisez vos émissions par quatre du jour au lendemain. Ce procédé est donc logique, mais uniquement lorsqu’il s’agit de remplacer du charbon. Et ces critères n’apparaissent pas dans le document que vous avez mentionné, ce qui, pour moi, écarte cette proposition.
Le deuxième critère est que vous devez respecter le principe de la taxonomie consistant à « ne pas causer de préjudice important ». Cela signifie que les émissions doivent être inférieures au seuil « ne pas nuire » de la taxonomie, fixé à 270gCO2/kWh.
Un troisième critère est que toute technologie doit être compatible, pendant la durée de vie du projet, avec l’objectif de l’UE d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050. Cela implique l’introduction d’une clause de caducité pour la construction de nouvelles centrales au gaz, et le bon moment pour cela se situe entre 2025 et 2030.
D’ici 2050, les émissions devront être réduites à zéro. Le gaz est une énergie de transition qui ne doit pas entraver le développement des énergies renouvelables mais servir d’appoint. C’est pourquoi, selon nous, il n’y a aucune raison économique de mettre une nouvelle centrale à gaz sur le réseau après 2030, car elle devra être retirée avant 2050.
La clause de caducité s’appliquerait à toutes les nouvelles centrales électriques au gaz ?
Oui. Nous ne parlons ici que de la conformité à la taxonomie. Cela signifie qu’après une date précise, entre 2025 et 2030, il n’y aurait plus de financement conforme à la taxonomie, car cela n’est pas compatible avec notre objectif de neutralité climatique de 2050.
Et c’est exactement ce que les partis allemands visent actuellement dans les discussions de coalition, y compris avec les Verts : éliminer progressivement le charbon d’ici 2030 au lieu de 2038 et s’appuyer sur le gaz à titre transitoire avant que les énergies renouvelables ne prennent le relais.
C’est la raison pour laquelle la clause de caducité doit être fixée à 2030 au plus tard. Elle ne peut pas non plus être fixée à une date antérieure à 2025, car sinon, elle serait inacceptable du point de vue allemand.
Si les Verts sont prêts à accepter cela en Allemagne afin d’accélérer l’élimination progressive du charbon, je ne vois pas pourquoi ils ne l’accepteraient pas au niveau européen.
Une dernière question : il semble que la France ait commencé à organiser des réunions avec des pays d’Europe centrale et orientale partageant les mêmes idées sur la taxonomie. Pensez-vous que la France marche sur les plates-bandes de la Commission européenne dans ce cas-ci ?
Eh bien, la Commission elle-même a demandé aux États membres de mettre des propositions sur la table, donc je ne pense pas que la France enfreigne quelque règle que ce soit ici. Si demain, l’Allemagne, la Pologne ou la Belgique présentent un document officieux, il n’y a pas de problème.
En ce qui concerne la France, la priorité est le nucléaire. En effet, il n’y a pas d’enjeu majeur en ce qui concerne le gaz en France. Et je pense que l’analyse juridique a prouvé que le nucléaire peut figurer dans la catégorie « transition » de la taxonomie.
Si vous rangez le nucléaire dans la catégorie « verte », vous le mettez sur un pied d’égalité avec les énergies renouvelables, ce qui est vrai quand on regarde cela sous l’angle climatique, mais faux quand on prend en compte les autres angles tels que les déchets générés, la pollution émise et risque encourus.
Selon moi, si le nucléaire se trouve dans la catégorie « verte », vous prenez le risque de voir la proposition annulée par la Cour de justice de l’Union européenne. Car, comme déjà évoqué par l’Autriche et les ONG environnementales, nous devons garder à l’esprit que, quel que soit l’acte juridique mis sur la table, la proposition est susceptible d’être contestée juridiquement devant la CJUE.
D’un autre côté, si l’on range le nucléaire dans la catégorie « transition », il est plus facile de faire valoir qu’il est décarboné et donc utile à la transition, même s’il n’est pas écologique en termes de déchets et de risques.
En outre, il y aurait une obligation de divulgation, ce qui laisserait aux investisseurs la liberté de choisir s’ils veulent ou non du nucléaire dans leur portefeuille d’actifs. C’est pourquoi je pense qu’il est plus sage et plus sûr d’utiliser la catégorie « transition » pour le nucléaire.
Pour la France, cela répondrait à l’exigence principale, qui est d’inclure le nucléaire dans la taxonomie, non pas d’avoir le nucléaire dans la catégorie « verte » de la taxonomie.
À votre connaissance, la proposition que vous faites maintenant est-elle également envisagée par la Commission ?
Il s’agit là de ma propre initiative que j’ai partagée avec la Commission européenne, et je sais qu’elle est examinée.
Cette proposition ne franchit aucune ligne rouge. Elle ne met pas en péril l’application et la crédibilité de la taxonomie car elle garantit la transparence et la traçabilité. En effet, les investisseurs peuvent choisir d’opter ou non pour le gaz et/ou le nucléaire, elle est acceptable pour la France car le nucléaire y est présent, et elle l’est aussi pour l’Allemagne car elle est conforme aux discussions de la coalition, y compris à la position des Verts. Elle est également acceptable pour la Pologne.
Nous avons déjà voté quelque chose de similaire dans les fonds structurels de l’UE, où le Parlement et le Conseil ont soutenu le gaz moyennant une clause de caducité et dans des conditions spécifiques, i.e. si il remplace du charbon et lorsque les émissions sont inférieures au seuils du principe de « ne pas nuire ». Je pense donc qu’il s’agit d’une mesure qui peut être adoptée.
Une dernier commentaire : une fois que la Commission aura mis son nouvel acte délégué complémentaire sur la table, il faudra réunir une majorité qualifiée au Conseil pour le rejeter.
Avec cette proposition, la France ne la rejettera jamais, car le nucléaire y est inclus. Et l’Allemagne ne la rejettera jamais non plus, car c’est exactement ce dont elle a besoin jusqu’en 2030 pour remplacer le charbon.
Et une fois la France et l’Allemagne à bord, il ne sera pas facile de trouver une majorité qualifiée pour le rejeter. Certains diront que cela va trop loin, comme l’Autriche et le Luxembourg peut-être, et d’autres diront que ce n’est pas assez, probablement la Pologne et la Roumanie, mais il est peu probable qu’une majorité qualifiée soit réunie contre cette proposition.