La Commission européenne a conclu lundi (13 février) sa consultation publique sur la réforme du marché européen de l’électricité. En France, de nombreux chercheurs ont déjà apporté leur pierre à l’édifice. Florilège.
Face à la hausse inédite des prix de l’électricité, l’Europe se déchire. En ligne de mire, l’Allemagne, accusée par ses détracteurs de s’être rendue trop dépendante des approvisionnements en gaz russe réduits à peau de chagrin depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Le marché européen de l’électricité, qui formule les prix de gros au niveau de l’UE, en a pris sérieusement pour son grade. Quand certains représentants politiques ou syndicaux réclament d’en sortir, la Commission européenne propose plutôt de le réformer.
Ainsi, l’équation à résoudre consiste à « faire baisser les prix, sans briser nos objectifs de transition énergétique » a expliqué Laurence Boone, ministre française chargée de l’Europe, le 12 janvier dernier.
En clôture des consultations publiques sur cette réforme, les chercheurs ont apporté leur éclairage à EURACTIV France.
Le « coût marginal » pris en grippe
De prime abord, le marché européen de l’électricité n’est pas un prérequis pour des échanges transfrontaliers d’énergie.
En revanche, « il s’est révélé être un facteur de résilience indispensable en cas de crise » écrivent Antoine Guillou, ingénieur et économiste de l’énergie et Nicolas Goldberg, responsable du pôle Énergie du think tank progressiste Terra Nova, dans une note commune.
En France, le marché européen a ainsi permis des compenser les défaillances du parc nucléaire qui était indisponible une large partie de l’année pour des raisons de maintenance. Ce faisant, le marché a également permis d’équilibrer l’offre et la demande d’électricité dont la production capricieuse – dépendante des moyens de production disponibles – est pour l’instant difficile à stocker à grande échelle.
Au regard de la situation sur les prix en Europe, cette affirmation pourrait s’avérer contre-intuitive, mais les auteurs insistent. Le système du « coût marginal » et le principe d’ « ordre de mérite » – dit du « merit-order » – permettent en effet d’utiliser « en priorité les moyens à coût de fonctionnement peu élevé » et « de tirer le coût global d’équilibrage du réseau vers le bas », puisque « chaque producteur a tout intérêt à se positionner avec un prix de vente le plus faible possible » pour « être appelé » à produire.
En clair, le marché de gros donne un « prix d’équilibrage ». D’ailleurs, ce mécanisme n’est pas singulier au marché de l’électricité.
« Tous les marchés fonctionnent avec une forme de merit-order naturel », déclare à EURACTIV France Anna Créti, directrice de la chaire Économie du gaz naturel près l’Université Paris Dauphine-PSL.
En somme, « le problème n’est pas la structure du marché » européen, mais plutôt sa trop grande dépendance à des énergies fossiles importées et non substituables, « alors que sa construction postulait d’une diversification des approvisionnements », précise-t-elle.
En d’autres termes, une réforme du marché ne changera pas la nature du produit qu’il régule.
« Les modifications de la conception du marché ne suffiront pas à réduire notre dépendance à l’égard des combustibles fossiles, à résoudre les problèmes liés aux réacteurs nucléaires ou à empêcher les sécheresses de frapper la production hydroélectrique », complète Jean-Michel Glachant, professeur à la Florence School of Regulation et conseiller en énergie, dans les colonnes d’EURACTIV.
Bref, « tant qu’il y aura du gaz dans le mix électrique, les changements ne pourront s’opérer en profondeur » conclut Anna Créti.
Contrats long terme et capacités
Néanmoins, cela n’empêche pas des ajustements, notamment dans le comportement des producteurs et fournisseurs d’électricité.
Les chercheurs s’accordent ainsi pour réduire la part du prix d’équilibrage dans la facture des consommateurs finaux en intégrant une dose de prévisibilité sur les prix et d’anticipation de la demande par la conclusion de contrats long terme.
Comme d’autres chercheurs, Nicolas Goldberg plaide pour la conclusion de contrats de fourniture à long terme pouvant aller jusqu’à 15 ans.
Ceux-ci pourraient prendre la forme de « contrats pour différence » (CfD) déjà en vigueur pour les énergies renouvelables, mais étendus à l’ensemble du parc de production décarbonée en fonction de critères d’émissions de CO2, précise-t-il pour EURACTIV France.
Ces contrats fixeraient un « couloir de prix », avec un plafond et un plancher de prix « adaptés à chaque technologie [décarbonée] pour lui permettre de couvrir durablement ses coûts tout en captant les surprofits », propose-t-il avec M. Guillou dans leur note commune.
Pour l’heure, la Commission européenne soumet tout contrat d’une durée de plus de quatre ans à une enquête pour vérifier qu’il ne constitue pas à une entrave au bon fonctionnement du marché intérieur.
Bruxelles sous contrainte
Dans cette configuration, la Commission européenne est contrainte de créer des exceptions à la concurrence et autres mécanismes de soutien au développement des énergies renouvelables « pour encadrer la mise en œuvre de palliatifs aux défauts du marché qu’elle a elle-même créé ! », signalent les deux auteurs.
De plus, la conclusion de contrat de long terme offrirait de la visibilité pour les promoteurs d’énergies renouvelables, en leur offrant la capacité d’anticiper les prix de vente de l’électricité qu’ils produiront une fois le parc en fonctionnement.
En outre, Nicolas Goldberg déclare qu’il serait nécessaire de « compléter les dispositifs de rémunération de puissance garantie ».
Ces dispositifs permettent d’assurer de l’électricité à moindre coût lors des pics de consommation en rémunérant des consommateurs capables de réduire fortement leur consommation lorsque le réseau est en tension.
Le professeur en énergie à Science-Po Paris, Thierry Bros, va plus loin, en assurant dans le média Les Echos qu’il faut « surdimensionner le système énergétique européen » avec des capacités souveraines.
En d’autres termes, « le système énergétique nécessite toujours […] de la capacité inemployée ».
Le marché de détail
Néanmoins, réduire le prix d’équilibrage ne garantit pas seule la baisse des prix sur la facture, avancent M. Goldberg et M. Guillou. Il faudrait aussi « renforcer la régulation en instaurant un système de règles prudentielles applicables aux fournisseurs d’électricité », avance-t-il.
Cela pourrait prendre la forme d’obligations de couverture des volumes vendus et d’une trésorerie dédiée (éventuellement couverte en partie par des soutiens publics), des « stress tests » réguliers pour évaluer la capacité d’un fournisseur à supporter une variation des prix, ainsi que la possibilité de signer des contrats de plus de trois ans avec leurs clients.
Toutes ces solutions de régulation ne présument toutefois pas des prix qui seront pratiqués demain, puisqu’il s’agit, en grande partie, de mécanismes contractuels entre parties privées.
Légitimement, « cela pose la question de l’incitation », en convient Anna Créti.
Ainsi, les producteurs d’électricités pourraient signer des CfD que s’ils considèrent qu’ils sont « attractifs, c’est-à-dire s’ils offrent des revenus plus élevés que les marchés », s’essaye le professeur en politique énergétique à la Hertie School de Berlin, Lion Hirth.
Mme Créti ajoute qu’une autre dimension devrait être explorée, à savoir l’éducation des consommateurs finaux à l’étude de leurs contrats et factures d’électricité.
Enfin, et puisque la réforme ne devrait pas intervenir avant la fin de l’année, les chercheurs ne s’opposent pas au maintien d’une clause de remédiation par la rente inframarginale en place actuellement.
Certains penchent même pour son inscription dans le marché réformé.
Ce mécanisme de crise permet de « taxer » la différence entre un prix fixé et le prix du marché pour les énergies décarbonées et peu chères. La différence prélevée par les pouvoirs publics permettrait d’assurer les boucliers et amortisseurs de prix pour les consommateurs vulnérables.
Ajustements à la marge ?
Ces propositions, la Commission européenne devrait les rependre en partie, tant certaines sont consensuelles. Des chercheurs doutent toutefois qu’il s’agisse d’une réelle réforme du marché.
« Ce projet de réforme du marché électrique ne touchera pas vraiment au ‘market design’ [‘structure du marché’ en anglais] ». Au mieux, il « intègre des dispositifs jusque-là considérés ‘en dehors’ » du marché, comme les contrats long terme par exemple, avance Andreas Rüdinger, chercheur en politique énergétique près l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI).
De plus, « ce projet de réforme ne répond pas vraiment aux besoins et défis de la transition en matière de développement des flexibilités, localisation du signal prix, interconnexions, etc. », ajoute-t-il.
Cette réforme serait en effet qu’à « elle seule, cette réforme sera incapable de répondre efficacement à la crise (ciblage des mesures, incitation à la réduction de la consommation, etc…) », confirme Phuc-Vinh Nguyen, chercheur en politique énergétique près l’Institut Delors, pour qui les politiques n’ont trouvé dans le marché qu’un « bouc-émissaire », avance-t-il pour EURACTIV France.
En décembre, et alors que l’UE discutait d’un plafonnement des prix du gaz, M. Nguyen nous confiait que la mère des batailles était avant tout de penser la réduction de la consommation énergétique, et pourquoi pas « de rendre obligatoires les objectifs de réduction de la consommation d’énergie » au niveau européen.
[Édité par Frédéric Simon]