Normes d’hygiène, de sécurité, limitations à l’exposition sonore : la vie nocturne est soumise à une réglementation croissante. Qui n’est pas sans danger pour ce patrimoine culturel singulier.
Comprendre « la spécificité de la nuit », plutôt que d’en détruire la singularité : c’est tout l’enjeu des politiques publiques en cours de mise en place par les villes européennes, qui tentent tant bien que mal de ménager riverains et fêtards.
À l’occasion de la conférence nationale de la vie nocturne, qui s’est déroulé les 14 et 15 septembre à la cité de la mode et du design à Paris, Michael Foessel, philosophe et auteur de La nuit : vivre sans témoin (Autrement, 2017) a mis en garde contre cette « colonisation de la nuit par le jour ».
« Nous faisons partie d’une société occidentale qui souhaite hygiéniser, sécuriser, réguler. Appliquer des recettes diurnes, productivistes, à la vie nocturne, improductive, cela tue la nuit » a mis en garde le philosophe.
Espace de liberté
La nuit est vécue, par le philosophe comme par les acteurs de la vie nocturne présents lors de la conférence, comme un espace temporel de liberté, propice à la création, à l’expérimentation. Une idée partagée par Ariel Wizman, journaliste-DJ : « la prise de risque est inséparable du plaisir nocturne. La nuit, tout arrive accidentellement ».
Soucieuses de réguler la nuit, de la rendre plus saine et sûre, les politiques encadrent de plus en plus étroitement l’espace nocturne.
Adopté le 7 août dernier, le décret de loi « relatif à la prévention des risques liés aux bruits et aux sons amplifiés » prévoit par exemple une baisse du niveau de décibels dans les établissements de nuit : de 105 db sur 15 minutes, il passera à 102.
« Zones de repos »
Il est également prévu d’installer des « zones de repos » dans les clubs, espaces dans lesquels le volume sonore ne pourra dépasser les 80 décibels. Le texte de loi, qui suit les recommandations du Haut Conseil de la santé publique, s’inscrit dans la droite ligne de la directive européenne de 2002 sur les nuisances sonores. Un sujet dont la Commission européenne s’était emparée dès 1996, au détour de son livre vert sur la politique environnementale.
Pour Angélique Duchemin, porte-parole d’Agi-Son, une association de défense de la création dans l’écoute des musiques amplifiées, « ces nouvelles mesures vont représenter un coût énorme pour les établissements de nuit. Des investissements de l’ordre de 10 000 euros sont à prévoir, ce qui est une somme importante pour un petit club ».
« Ce sont des normes qui sont faites par des politiques qui ne connaissent rien à nos problématiques et qui ne veulent rien savoir. Ils sont coupés de notre monde. Cette histoire de ‘zone de repos’, c’est impossible à mettre en œuvre » explique de son côté Christophe, un patron de bar bien en vue à Paris.
L’association Agi-Son fait également remonter plusieurs témoignages d’artistes, qui jugent cette réglementation dangereuse pour leur liberté d’expression : « la musique électronique, le rap, tous ces styles de musiques ne s’épanouissent que s’ils sont diffusés à fort volume. Ce sont des musiques qui surexploitent les basses fréquences, et baisser le volume sonore encore et encore nuit à la création musicale ». La prise de risque, le plaisir nocturne, se heurtent donc à une réglementation mal adaptée, qui entrera en vigueur au 1er octobre 2018.
Normalisation
Plutôt que de chercher à normer et à, comme l’explique Michael Foessel, « transformer la nuit en une extension du jour », l’Union européenne pourrait s’emparer de l’extraordinaire atout que représente la vie nocturne pour le tourisme et le rayonnement culturel en Europe. Thierry Charlois, chef de projet sur la politique de la nuit à la ville de Paris, rappelle l’exemple d’Ibiza, devenue la capitale mondiale de la musique électronique : « dans les années 80, l’île d’Ibiza comptait un touriste pour un habitant. Avec le développement de la vie nocturne, la ville compte aujourd’hui 30 touristes par habitant ».
Le Parisien appelle de ses vœux la création d’une forme institutionnelle capable de coordonner, au niveau européen, les différentes actions municipales en matière de vie nocturne. « Nous avons besoin de partager des expériences, de voir comment les villes européennes agissent pour préserver et apaiser la vie nocturne. Nous avons besoin d’être mis en réseau dans une structure directement en lien avec le pouvoir normatif ».
Pour l’heure, ce réseau est assuré par le Forum européen pour la sécurité urbaine. Seul réseau consacré à la sécurité urbaine, le Forum rassemble 250 villes et régions européennes. Elizabeth Johnston, la déléguée générale du forum, explique l’atout que peut représenter l’échange d’information pour les municipalités : « Nous travaillons principalement sur des ateliers et des rencontres. Les représentants des différentes villes peuvent ainsi comparer leurs techniques de médiation. Notre rôle est de faire émerger et de partager ces pratiques ».
À l’issue de ces rencontres, le forum publie des recommandations à destination du public et des professionnels. Dans le cadre des politiques de la vie nocturne, le réseau d’Elizabeth Johnston a ainsi édité un fascicule Alcool, ville et vie nocturne.
Un tel échange de pratique connait toutefois des limites, comme le rappelle Lilian Babe, administrateur de la fédération addiction et directeur adjoint du CSAPA (Centre de Soins d’Accompagnement et de Prévention des Addiction) : « copier des pratiques qui se font ailleurs et les appliquer dans sa propre ville, ça ne fonctionne pas. Il est important de se rappeler que les politiques de la vie nocturne dépendent de paramètres locaux ».
Lilian Babe travaille en milieu festif, en lien avec la municipalité de Besançon. Il explique comment les agents de sécurité ont été formés à la médiation plutôt qu’à la répression des comportements à risque liés à l’alcool et aux autres drogues. La responsable de la communication de la ville de Liège, Laurence Comminette, est très attentive à son intervention, alors qu’elle est en charge de sécuriser le « Carré », un quartier de la ville rempli de bars.